Cet article de blog est un billet d’humeur
A la manière d’un chroniqueur de France Inter à 8h57, un chouïa plus long. Un billet sur le matraquage protéiforme de l’injonction au bonheur. Si, si on vous promet : le fonctionnement est exactement le même que pour les diktats de la beauté. La société semble ainsi être une fabrique à normes dont nous sommes tous les artisans, plus ou moins explicitement. La coercition n’est jamais directement formulée (donner des ordres fait mauvais genre depuis le IIIème Reich), mais envahit l’inconscient et le mode de vie qui en suit. Les unes des magazines ont un peu lâché les régimes pour laisser place aux recettes du bonheur, du bien-être, du mieux-vivre-avec-soi.
Vous allez me dire, tant mieux non ? Puis me demander, « mais quel est le rapport avec Décalez !? ».
Développement personnel VS Formation
Pour répondre d’abord à la seconde interrogation, l’activité de Décalez ! a souvent été comprise de manière confuse. A nos débuts, notre approche a pu être assimilée a des pratiques issues du développement personnel. Alors effectivement, l’improvisation théâtrale vous fait prendre des risques élevés en termes de possibles gains de confiance et d’estime de vous-même. Mais l’objectif d’une formation ou d’un atelier Décalez ! n’est jamais celui-là.
Pas que l’on n’aime pas que vous ayez confiance en vous hein ? Mais juste que nous sommes là pour vous faire atteindre un objectif pédagogique. Votre progression est cadrée par un outil, l’improvisation appliquée, qui va effectivement vous mener sur des chemins jamais empruntés auparavant1. Ce qui conduit souvent à des réflexions introspectives très enrichissantes. Parfois positives, parfois inconfortables.
Ce retour à soi est donc un bénéfice collatéral de l’effet miroir provoqué par l’interaction avec l’Autre. Ce fameux Autre avec un grand A qui est l’alpha et l’oméga de l’improvisation appliquée au travail. On ne le répètera jamais assez, mais l’impro trouve sa valeur dans le collectif. C’est pourquoi les actions de formation de Décalez ! Sont toujours associées à une dynamique de groupe. C’est à travers cet écosystème éphémère collectif que chaque individu trouve un écho personnel. Et non l’inverse. Pour nous, le tout est supérieur à la somme des parties. Notre but n’est pas de permettre aux participants d’être heureux, mais de rendre leur « faire-ensemble » plus agréable. Si ils ressortent avec la banane, tant mieux.
Bien-être personnel VS Bien collectif
Ce qui nous ammène doucement à répondre à « c’est plutôt cool cette aspiration générale au bonheur, non ? ». Oui, tant que cela reste une aspiration. Loin de nous l’idée de faire une ode à la dépression, aux guerres, et à la mélancolie. Mais force est de constater que le bonheur n’est plus affaire de sphère privée et de situation individuelle. Il devient graduellement un « must-be » de rapport au monde, pour ne pas dire un devoir moral. Il se faufile un peu partout : loisirs, médecine, médias, littérature, publicité, et bien sûre, entreprises.
C’est dans cette dernière que le bonheur trouve ses titres de noblesses les plus aboutis par le biais d’une profession nouvelle : celle de Chief happiness officer. Autrement dit, une personne en charge de trouver des dispositifs et solutions pour améliorer le bonheur de ses salariés. Tiens, ça ne vous fait pas penser à ce truc ultra vintage qui existait au temps des dinosaures ? Les…euh… comment ça s’appelle déjà ? Ah oui : les syndicats.
Les chief happiness officers (CHO) semblent être la version sexy-glam des porte-paroles syndicalistes. A un détail près : le CHO s’occupe du bien-être des individus autour d’une notion extrêmement subjective. Le syndicat défend un groupe professionnel socio-économique autour de revendications socio-économiques ciblées (Ok, on en est à 2 détails). Le delta ? Ce qu’on appelle le politique, au sens premier du terme, issu de « polis », qui se réfère à la vie de la cité. Le politique nous ammène donc à penser et re-penser le collectif pour un vivre-ensemble optimal.
Or, ils nous semble que l’injonction actuelle au bonheur, déguisée en quête de vie, est justement vidée de politique. Elle booste l’individualisme ,déjà bien implanté dans nos comportements depuis l’avènement du système capitaliste. Et cela, au détriment des luttes sociales, des organisations collectives, et des liens sociaux. Le bien-être individuel semble avoir supplanté le bien collectif2, laissant sur le bord de la route les malheureux qui ne prennent même pas la peine de cultiver leur bonheur.
Mais au fait, de quel bonheur parle-t-on ?
Lorsque nous entendons parler de bonheur, c’est rarement pour en obtenir une définition. Mais plutôt pour nous indiquer comment y accéder. Les marches vers ce graal 4.0 s’apparentent fortement à celles que les livres sacrés nous incitent à emprunter pour un aller direct (sans retour, déso) destination paradis. Cette comparaison religieuse n’est pas anodine : elle témoigne de l’aspect quasi dogmatique de cette ascension au top de soi-même ,et de l’idéal de vie qui y est associé.
Le petit plus de l’ascension vers le bonheur ? Le chemin pour l’atteindre est plutôt sympa. Il suffit de s’accepter tel qu’on est (oui, même si vous êtes raciste), de manger sain et équilibré (oui, même si vous n’avez pas un rond), de faire du sport (mais depuis quand avoir une jambe en mousse est une bonne excuse pour ne pas faire de footing ?), d’être bien entouré (oui, même si vous êtes autiste asperger), de prendre soin de soi (oui, même si vous avez 12 enfants à élever), de réussir à ne rien faire parfois (oui, même si vous avez 12 enfants à élever ET 3 emplois cumulés à assurer), de gérer son stress (oui, comme des actions boursières), de maîtriser ses émotions (oui, comme un théorème mathématique), de voir le positif dans chaque situation (oui, même si vous venez de perdre toute votre famille dans un attentat), et j’en passe.
Quand on veut, on peut ?
Le sarcasme de mes parenthèses réside dans un constat simple : cette idéologie du bonheur fait fi des déterminismes oeuvrant à la possibilité ou non d’accéder facilement au bien-être. Cela s’appelle les inégalités. Elles sont d’abord génétiques, puisque 50 % de son aptitude à être heureux dépend de son patrimoine génétique. Damned ! Etes vous nés sous la bonne étoile ? Ensuite il y a évidemment des conditions géo-politiques et socio-économiques qui jouent dans cette appétence au bonheur. Et puis aussi, des accidents de vie compliqués. Bref, tout ce qui fait la singularité de l’être humain, de la psyché, et du parcours de vie de chacun.
Si cette affirmation semble enfoncer des portes ouvertes, elle se doit d’être répétée. Car les gourous du bonheur ont une réponse imparable face à ce constat empirique : « quand on veut, on peut » (suivi d’exemples de personnes sorties de la misère par leur simple volonté et force de caractère).
Cette idéologie méritocratique (on mérite ce qui nous arrive ) nous renvoie directement outre-atlantique au mythe du self-made man. Aux Etats-Unis, l’individu qui réussit alors qu’il n’est parti de rien fait explicitement partie de la culture nationale. La volonté individuelle est érigée en valeur. Tout est possible, et être heureux en particulier. En employant à dessein un raccourci, on peut dire que par conséquent, si un individu est malheureux, c’est de sa faute. Et non celle de la société.
D’où une question : quel est l’intérêt de cette appétence quasi idéologique autour de la notion la plus aléatoire du monde ? Les réponses sont multiples, et il faudrait un autre article pour pouvoir la développer.
En conclusion
Toujours est-il que Décalez ! refuse de s’engager sur ces chemins sans queue ni tête liés au bonheur. Nous avons profondément envie que nos clients soient heureux, mais ne pensons pas être apte à leur montrer le chemin à suivre pour accéder au bonheur. Et il nous semble sage d’affirmer que personne n’est apte à dicter la marche à suivre pour le bonheur. Ni le Dalaï Lama, ni Pharell Williams. Personne.
1Certains parleront de « sortir de sa zone de confort ». Nous on trouve que ça fait très code de la route, alors on préfère dire qu’on décale son regard. Ou qu’on passe une nuit à la belle-étoile. Vous comprenez la métaphore ?
2Expression largement inspirée par le livre « Happycratie », d’Eva Illouz et Edgar Cabanas