Et le monde devient une gigantesque scène
Il y a d’abord le décor : des rues désertes parsemées de courageux et/ou rebelles que l’histoire finira peut-être par pointer du doigt. Puis il y a l’unité de lieu, qui se morcelle en une infinité de « chez soi », rendant complexe le déroulement des histoires individuelles. Et c’est sûrement ce qui rend cette grande impro si difficile à suivre : la singularité des trajectoires individuelles se noie dans un énorme enjeu méta appelé Covid-19.
Les personnages ensuite : la terre entière. Oui, le casting n’a pas été sélectif, avec tout de même une légère prédominance pour les profils caucasiens. Les à peu près sept milliards de comédiens n’ont pas été complètement briefés sur le format de l’improvisation qui se joue, voire, sont arrivés en cours de route. La direction d’acteurs est d’ailleurs assez floue. La masse doit suivre.
Les enjeux maintenant : survivre et faire survivre. Comme dans beaucoup d’histoires, l’essentiel réside dans la biblique dualité vie/mort. Mais on en oublie les enjeux périphériques qui font justement le relief de notre vie. Les occupations des enfants, la pérennité d’un semblant de vie économique associée à la précarité des plus précaires, aider les gens dans le besoin, faire face à l’ennui et au manque de vie sociale, éviter de trop ramollir des cuisses, absolument optimiser ce surplus de temps de manière non rentable, et merde on n’a plus de PQ …
Une impro, sept milliards d’acteurs
Et ça devient un bordel monstrueux, puisque les chemins individuels se diluent dans une masse informe. On n’entend plus les protagonistes. « Ecoutez-vous ! » semble nous hurler une des règles d’or de l’improvisation théâtrale. Heureusement, cette grande impro s’est saisie de technologies de pointe appelées réseaux sociaux, permettant aux vies de chacun de sortir un petit peu du grand brouhaha, pour être entendues. Ou pas.
Parce que 7 milliards de vie qui veulent être entendues, ça nous renvoie à 9 sur l’échelle de Richter du séisme d’informations.
Dans toute cette histoire, nous n’avons qu’une certitude : celle que nous n’en avons pas. Ni sur le déroulement de la narration, ni sur son cadre spacio-temporel, et encore moins sur son dénouement. C’est la base de l’impro : nous sommes en train de co-construire de la matière, sans savoir collectivement où nous allons. 100% adrénaline, soit l’équivalent de quatre sauts en parachute et de neuf compétitions de BMX.
Pour que tout se déroule le mieux possible, l’improvisation théâtrale exige que tous les comédiens jouent avec les mêmes règles : écouter ses partenaires, rester chez soi, dire « oui et », se laver les mains, prendre le lead quand l’histoire le requiert, acheter à manger si vraiment tu n’as plus rien dans tes placards, se mettre au service de l’impro. C’est donc un travail de circassien : il faut sans cesse jongler entre responsabilité individuelle et émulation collective. Faire du funambulisme pour ne pas tomber dans un extrême égotique qui porterait atteinte à la société ou à sa famille.
« Faire avec », et co-construire cette improvisation théâtrale
On oscille ici entre toutes les injonctions en éruption depuis l’annonce du confinement. Il faut être solidaire et rester chez soi ; être responsable en se protégeant mais héroïque en aidant les autres. Être créatif pour soi et faire l’école aux enfants ; profiter de ce moment de repli comme une retraite spirituelle tout en pensant à l’avenir. Arrêter les réseaux sociaux, mais ne surtout pas perdre le contact avec sa vie sociale ; ralentir, mais penser le coup d’après ; ne pas psychoter, mais faire très très très attention ; repenser notre mode de vie tout en appliquant des principes de sur-vie.
Tous ces paradoxes rendent impossible l’émergence de vérité absolue. Ils soulèvent notre désarroi collectif face à une impossibilité d’avoir quelconque prise sur ce qui est en train d’arriver. Nous sommes littéralement dépassés par la situation. S’il serait de bon ton de rappeler qu’en impro, il faut avant tout lâcher-prise, on sait qu’actuellement cela relève d’un effort digne d’un Usain Bolt sous acide.
Alors on va « faire avec » comme disent nos grands-parents.
Improvisons dans le cadre qui nous est donné, avec les règles de base que l’on doit suivre pour faire société, puis suivons notre intuition sans se « Il faut-iser » tous les quarts d’heure. L’impro demande un grand sens de la coopération, que nous sommes en train de développer instinctivement.
Essayons de nous faire confiance : c’est la base de la co-construction.
On vit vraiment une drôle d’époque (Spéciale dédicace à Clara Luciani).